Un livre sous titré « petites digressions d'ethnographie vicinale ».
Beaucoup, parmi les anciennes générations, auraient été capables d'écrire un tel livre, beaucoup, ici en Sologne, en Beauce ou encore du Gâtinais, certes, mais c'est une ouverture sur la culture du Limousin à laquelle nous convie l'auteur.
Chabatz d'intrar, franchissez la porte, finissez d'entrer, mais attention, si l'on parle du « temps d'avant », c'est pour l'analyser, pas pour le regretter.
Chadeuil parle avec beaucoup de sympathie, d'humour des personnages de son enfance, d'un passé mort mais dont il reste des traces encore vivantes.
Il analyse les rapports entretenus par les personnes entre elles, entre les personnes et leur environnement, ou encore les personnes et les animaux. Ainsi le témoignage du comment se fît le passage d'une agriculture humaine, autarcique, héritée du Paléolithique nous dirait Jan dau Melhau°, à une façon de gagner de l'argent :
[…] Ce fut un deuil comparable à celui que l'on éprouva quand il devint illégal de troquer son blé contre du pain. C'était toute une vie qui changeait. Il fallait de l'argent pour aller chez le boulanger. On avait toujours gagné, comme on disait, son pain à la sueur de son front. Maintenant, il fallait investir sa sueur ailleurs : pour gagner de l'argent. Gagner de l'argent pour acheter son pain, alors que l'on est paysan et que l'on venir son blé ! […]
Après l'analyse des différences entre les tables bourgeoises et paysannes, il analyse les différences de mets. Comment le confit passa d'un plat de pauvre, du pèlerin, à un plat de fête et de niche commerciale avec la création ex-nihilo d'une pseudo fête pour vendre.
Dans le registre des animaux, Chadeuil explique bien que les citadins mangent de la chair, de la viande quand les paysans mangeaient un animal, les bourgeois sont carnivores, les paysans étaient zoophages. Dans ce même registre, il nous explicite le mot repunhança.
[…] J'écris le mot en occitan même si la différence orthographique infime ne semble pas le justifier. C'est que le concept de « répugnance » est totalement différent selon la langue (occitan / français) et la table (paysanne / bourgeoise). Consultons un dictionnaire français. « Répugnant » signifie « dégoûtant, écœurant, repoussant » voire « ignoble, abject ».[...] « Répugnant » dans notre parler […] signifie : trop bon pour être consommé en grande quantité, trop riche aussi et donc probablement un peu trop lourd à digérer. Le seul point commun entre la répugnance bourgeoise et la répugnance paysanne, c'est donc que les deux coupent l'appétit ! [...]
Ailleurs dans le livre, Chadeuil parle du genre des poires, ce n'est pas de l'humour mal placé. Les poires sont des « éléments féminins » en français, mais en limousin, les poires, suivant l'espèce, sont filles ou garçons. Cet éloge de la diversité se retrouve dans la semence de haricot :
[…] Et puis on vit la monoculture prendre la place de la polyculture de subsistance. Le cultivateur devenait agriculteur. On ne cultivait plus pour se nourrir, mais pour gagner de l'argent. (« Mas quo es pas Diu possible, minjan nonmàs quò ? S'étonnait Henri devant quelques hectares de maïs. Est-il possible qu'ils ne se nourrissent que de ça ?). [...] Il cultivait quantité de haricots de toutes les couleurs et était très fier de montrer son « semencier », une boîte à compartiments qu'il avait confectionnée pour cet usage et où il rangeait les grains qu'il destinait aux semis de l'année suivante. « Si voliá 'nar vers onte bufa lo vent, si je voulais aller dans le sens du vent, disait-il un jour à Hardy, je ne sèmerais plus que cette variété toute blanche, la plus productive. Et toutes les autres se perdraient. […]
En sus de la connaissance des plantes sauvages, il y a ce petit passage sur les glanes :
[…] Quant aux glanes sauvages, si elles sont bien limitées en nombre, elles sont aussi devenues plus efficaces et plus rentables. Aujourd'hui, le chasseur abat et le cueilleur ratisse. Après eux, le déluge. Sans arche de Noé. Comment peut-on acquérir aujourd'hui l'instinct de la borra°° et du mycélium ? [...]
Mais, quel est le lien entre la décroissance et la culture limousine décrite dans ce livre ?
Bien souvent, nous, les décroisseurs, les décroissantes, allons chercher dans de lointaines galaxies, pardon, dans d'autres cultures de quoi combattre nos névroses°°° et trouver un semblant d'équilibre, ce, après avoir méprisé, bien souvent, parfois, les cultures dites « vernaculaires » qui ont été l'échafaudage de cultures populaires fortes. Ces cultures locales, sous le vocable de « traditions » ne sont pas défendables par bien des aspects, mais cela dépend grandement de l'intention que nous leur prêtons et du regard que nous portons sur elles, comme sur les traditions importées d'endroits complètement différent de l'endroit où l'on se trouve.
Le regard de l'ethnographe est celui qui prend le temps de consigner les choses, libre à nous de les analyser et d'en tirer le meilleur.
« Quo es en anar tot-suau qu'òm rencontra lo mai de monde, c'est en marchant lentement que l'on fait le plus de rencontres. » Proverbe limousin, mais aussi mauricien et bambara.
JP
° Jan dau Melhau est un auteur limousin, éditeur de Michel Chadeuil. Il dirige la maison d'édition « lo chamin de Sent Jaume ». À lire « Lettre au dernier paysan du Limousin s'il n'est déjà mort » :
[…] Quoi qu'il en soit, le lendemain de ce jour-là [la dernière fois que les vaches furent déliées] fut celui du tracteur, d'ici peu de l'exploitant agricole, que sais-je ? Qui allait semer de la graine d'entrepreneur-gestionnaire de la terre.[...]
[…] En même temps que la machine, la même, LA MACHINE va prendre la place de l'outil, le lui faire voler des mains. De ce jour son malheur est en marche, à marche forcée, et de force d'ailleurs l'homme va s'en sentir à soulever l'univers. L'HOMME. Mais les hommes ? Les machines vont broyer les gens dans des fabriques ayant pris la place de l'ouvroir et son génie, le compagnon mis en pièces en ouvrier, concentration, massification auront tôt fait de devenir maîtres mots, les deux siècles à venir, fussent-ils habillés du joli mot de progrès qui, de toute façon, prêt-à-porter, habille tout, seront les plus terribles que l'humanité ait jamais vécus […].
°° la borra est une touffe de poils laissée par un animal. Sa « lecture » permet au chasseur éventuel de connaître l'état de l'animal. (NDR : j'explique ici un terme non traduit dans le livre, je ne défend pas la chasse).
°°° sans connotations péjoratives.
Présentation du livre par l'IEO du Limousin